Entre les bruits et entre les silences

Mosaïques : CultureLectures

mercredi 23 février 2011

J’ai beaucoup aimé le livre de Belinda Cannone, Entre les bruits qui raconte les soucis de Jeanne fillette de onze ans à l’ouïe fine. Trop fine au point que cela lui handicape de ne pas pouvoir s’isoler dans le silence, à l’abri de tous les agressions sonores qu’elle n’arrive pas à identifier. Jusqu’au jour où elle croise Jodel, un homme qui possède la même particularité. Il la prend sous son aile et lui apprend à maîtriser son ouïe. Cela se complique ensuite avec les rencontres alambiquées entre Jodel et la mère de Jeanne, entre Jodel et Oulan, fier mongol sans attache et sans foi. Et nous voilà parti dans une histoire absurde et étrange où nous prenons plaisir à nous laisser emmener au fil de l’intrigue.

C’est aérien à lire, poétique et très musical dans les mots et le rythme des phrases avec une fin inachevée à l’image du Bengali où la vie continue avec son petit bout de chemin au gré des rencontres. Si l’on osait aller plus loin, on pourrait dire que le livre est construit sur la base d’un répertoire de musique où les personnages seraient des notes et de leurs croisements, rencontres, caractères, surgissent des sons plus complexes, des résonances et même des dissonances comme l’insupportable chipoteur dans le service de Jodel. C’est érotique, agréable, surprenant, glauque. Le livre suscite diverses émotions dans toute sa gamme. Le refrain lui même serait présent avec la reprise de la dernière phrase du chapitre précédent pour commencer le chapitre suivant. Procédé d’écriture que j’ai apprécié.

A lire !

Livre Entre les bruits
[Scan couverture]

Pour ceux qui veulent aller plus loin, voici un petit comparatif entre l’hypersensibilité de Jeanne et ma surdité. Vous n’êtes pas intéressé ? Passez votre chemin alors !

Comme les sourds, elle perçoit un brouhaha qui lui handicape, un brouhaha qui lui fait peur car elle ne comprend pas ce qu’elle entend et elle est perdue. Elle doit alors s’entraîner à différencier les sons, à les reconnaître, à se les approprier pour qu’ils fassent partie de son univers familier. Les sourds peuvent faire de même avec l’orthophoniste, à entraîner leur oreille pour reconnaître tel ou tel son mais pas de façon aussi poussé bien sûr. (Et encore, cela dépend de la surdité de chacun).

Le monde sonore qui est décrit m’est familier même si je ne l’entends pas car je le retrouve déjà dans mes nombreuses lectures. Simplement, les détails sont plus poussés et même si je les « connais » à ma manière, à partir de mes sens, d’une représentation intellectuelle, il y a toujours le vécu réel qui me fait défaut. Par exemple, je sais qu’on peut entendre la respiration, ça m’arrive (rarement) de l’entendre si j’approche mon oreille tout près d’une personne mais je n’y pense pas tout simplement. Ou ma monitrice de ski qui expliquait qu’elle entendait crissait la glace et qu’elle était alors prête à anticiper. C’est vrai, je l’entends oui mais je n’y pense pas car je me sers des yeux.

Une connaissance m’a dit qu’elle n’avait pas pensé à me décrire tout ce qu’elle pouvait entendre et c’est vrai que ça aurait pu être intéressant d’avoir son point de vue. Mais, c’est pareil pour moi, est ce que j’ai déjà pensé à lui décrire ce que je vois, le vaste monde qui s’engouffre dans mes yeux ? Je suis parfois surpris de constater à quel point les gens ne sont pas attentifs aux détails. Un exemple : je visite des nouveaux locaux pour une association. Je ne peux m’empêcher de scruter le visage du mec qui nous fait visiter car il n’avait pas deux sourcils mais une seule qui part des deux tempes pour se rejoindre au-dessus de l’arcade nasale, impressionnant ! Il m’avait aussi surpris par ses babouches aux bouts pointus et enroulés, un peu comme Aladdin. Ma collègue n’avait rien remarqué, ni d’autres détails. J’aime bien observer les gens, tous les tics qu’ils ont et c’est souvent marrant. Une sorte d’empreinte corporelle qui est propre à chacun.

Je pense aussi au son silencieux décrit dans le livre, tous ces bruits qu’on n’entend plus. A force d’être familiers, ils en deviennent transparents. C’est la même chose au niveau visuel avec tous ces objets, décorations, bibelots et peintures que nous ne regardons plus à la longue bien que présent dans notre champ de vision. Parfois, je ne serais pas capable de décrire ce qu’il y avait avant mais qu’un élément change (de couleur, de forme, de place), est ôté ou s’ajoute, ça me saute aux yeux car ce « son » n’est plus silencieux, ne m’est plus familier et ne peut prétendre à l’invisibilité. Ça marche aussi avec les fautes d’orthographe, ça m’avait bien servi pour les dictées en écrivant plusieurs versions orthographiques d’un mot et en choisissant celui qui avait la plus « belle gueule ».

La musique est très présente dans le livre par sa description sonore mais aussi par l’écrit. Or, je suis persuadé qu’il existe plusieurs formes de musique, auditive mais aussi écrite (la poésie), vibratoire (tam-tam et guimbarde), corporelle (danse), visuelle, etc. Dans l’écrit, la sonorité est présente ainsi que le rythme et ça me berce grâce à ma petite voix mentale. Un exemple, cette phrase qui m’a marqué dans le livre Entre les bruits : royales créatures sylvestres.

C’est ainsi que j’apprécie la poésie pour sa sonorité écrite, les images suscités et les émotions qu’elle peut soulever. J’ai dans ma tête, du matin au soir, des phrases, des rimes, des vers, sans cohérence, sans raison et qui m’accompagne depuis bien longtemps. Un autre exemple de phrase qui m’avait marqué bien que je n’ai pas trop aimé le livre, Les clochards célestes, de Kerouac : car c’était un céleste père clochard dans toute sa splendeur.

D’ailleurs, une belle phrase doit bien « sonner » à l’oreille et souvent je suis déçu par ce que j’entends alors je récite sans mes appareils auditifs, préférant de loin le son qui est dans ma tête, mon son à moi et qui est amplifié par la vibration. Par exemple, quand je suis dans la baignoire, l’eau agit comme une caisse de résonance qui se répercute sur mon corps.

De même, le silence n’est pas seulement auditif, il peut l’être sous des multiples formes : visuel et corporel par exemple. Je conduis, devant moi une voiture à l’arrêt avec son clignotant. Ce n’est pas grand chose mais c’est pénible pour moi et vivement qu’il arrête son putain de clignotant, ah le silence qui s’ensuit ! Quand je lis, j’aime être dans un endroit sans mouvement, dans le silence visuel. Ou corporel, quelqu’un qui s’anime quand soudain il se fige pour une raison ou une autre.

Certes oui, si j’étais entendant, sûr que j’apprécierais le monde sonore dans sa complexité et sa richesse, pas comme maintenant où il est le plus souvent un brouhaha pour moi, avec des motifs que j’aime bien, d’autres moins voire pas du tout. Mais en tant que sourd, c’est le monde visuel, corporel et vibratoire que j’apprécie dans sa complexité et sa richesse. Tous ces aspects qui font partis de moi et que la majorité des entendants n’ont pas idée ou alors juste un aperçu. Vous avez une richesse que je n’ai pas, j’ai une richesse que vous n’avez pas. Malheureusement, on pense plus en termes de « manque », de handicap », de « défaut » que l’on passe à coté de ce qui fait ma richesse, mon avantage, ma spécificité et que je serais triste de perdre un jour.

L’image de « bulle » est utilisée dans le livre. Voici ce que j’avais écrit je ne sais plus où :

J’ai employé la bulle comme image mais peut être la saisis tu comme un espace rond et creux où je serais dedans avec le silence absolu pour compagnon et le son en dehors ? En fait, la bulle est, à mes yeux, la réalité où j’évolue, je ne suis pas dedans ni dehors, elle est indissociable de moi. Que je disparaisse et cette bulle s’en va aussi. Que je change et la bulle évolue avec moi. C’est pourquoi elle n’a pas de limites, ni extérieures, ni intérieures: elle est entièrement subjective. Tu es né dans ta réalité, ta bulle, où le silence n’apparaît qu’à la disparition du bruit. Moi, je suis né dans ma bulle où les bruits surgissent quand s’en va le silence. Le son constitue ta trame de fond alors que c’est le silence pour moi.

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5 Pierrot ont pris leur plume. Et toi ?

  1. Escher

    Bonsoir l’Arlequin!

    Juste une « petite » note tardive (j’ai toujours du mal à quitter mon pc moi … :-S) Je repasserai pour peaufiner ma pensée je sens que je vais être confus..
    Tes premières lignes me font penser à Le grand Silence de Loup Durant, le fait d’être envahi par ce que l’on reçoit, sans pouvoir réguler ce flux, en l’occurrence les pensées des autres … Que j’avais adoré. Mais lui il fuit.

    Les monosourcils (et les duos aussi) sont masculins il me semble (mais j’ai rien à dire!), et je crois que les monos choquent beaucoup de gens 😉

    Et moi aussi les clignotants m’ont traumatisés quand j’étais petits ^^ mais dans un autre sens, c’était plutôt le bruit de celui de la voiture dans laquelle j’étais, vu que je devais pas trop voir la voiture devant en fait… Mais je sais pas comme si … Je voulais dans ma tête me balancer en rythme sur la « musique » … Ou prévoir à la milliseconde quand ça allait changer… Comme si je voulais chanter le « tic tac » en même temps que le clignotement, complètement obsédé et soumis… :-/ J’aime aussi beaucoup comparer les fréquences de clignotement entre deux voitures, mais ça m’amuse beaucoup moins maintenant … ^^ Ouf!

    Sinon oui ce « son silencieux »! Ou est ce que j’avais lu ça… je pense que c’était plus une anecdote inventé pour expliquer une leçon de vie qu’une histoire vraie, mais dans une rue de Manhattan, un … indien, peut être, explique à un passant que si si il peut entendre l’oiseau qui chante dans l’arbre, personne ne veut y faire attention, mais pourtant il ne fait pas moins de bruit qu’une pièce de monnaie qui tombe, ce qu’il fait immédiatement pour voir se retourner des dizaines de passant cherchant d’où provenait le son…

    J’ai également offert ce livre sur les sons en général à ma copine musicienne : Le paysage sonore ou le monde comme musique. Je me suis décidé en voyant les critiques, comme étant un des rares livres abordant le sujet de cette manière etc … renommée internationale … patati … et même 30 après il est encore à la page… Bon bref je l’ai pas lu mais ma copine m’en dit beaucoup de bien et m’a dit que j’avais bien fait, ça t’intéressera peut être…

    Ah et oui! Une autre anecdote qui m’avait beaucoup amusé! Pourtant y a pas de quoi rire. Ça souligne aussi nos faiblesses à tous. Enfin c’est aussi pour ça que je l’aime beaucoup. Pour illustrer que souvent … sans prêter attention aux détails qui ne nous intéressent pas, on fini de construire le monde qui nous entoure, enfin celui que l’on ressent… Je veux dire réinventer ce que l’on ne ressent pas en complétant à partir de ce que l’on ressent. Ça racontait qu’une fois un aveugle pensait que les portes se prolongeaient jusqu’au plafond…
    Mais en fait je suis même pas sur que ça ait un lien avec l’article… Peut être juste le handicap qui m’y a fait pensé … bougre de moi!

    Bon la panne sfr nous a laissé quand même beaucoup d’articles!
    La suite demain XO
    Dodo

    Escher

    samedi 26 février 2011 à 2 h 56 min
  2. Sirtin

    Je n’ai pas oublié ton commentaire. J’y répondrais dès que j’ai le temps.
    Et la suite alors ?!

    jeudi 3 mars 2011 à 13 h 17 min
  3. Sirtin

    La holà Escher,

    Avec retard, je reviens sur ton commentaire.
    Je ne connais pas >Le grand silence de Loup mais tu me fais penser au livre L’homme nu de Dan Simmons qui raconte le désespoir d’un homme incapable de réguler les pensées des autres et cela fait un bruit de fond très désagréable pour lui. Incapable aussi de retrouver le silence et la sérénité.

    Normal pour les monosourcils vu qu’il n’y en a pas des masses. S’ils étaient plus fréquent, mon regard s’accrocherait moins sur leur monosourcil.
    😀

    Cette histoire de clignotement, ça n’évoque pas l’épilepsie ? En tout cas, je n’ai jamais connu cette sensation, ouf !

    Pas mal pour l’histoire du chant de l’oiseau et de la pièce de monnaie. C’est un peu pareil avec une tâche de couleur sur un mur blanc que tout le monde remarque et l’arbre devant la fenêtre que tout le monde s’en fout. sauf s’il est dans un désert.

    Merci pour le livre, je le note et on verra si je le lirais. Ma pile est haute.
    😛

    Mais tu sais, nous construisons en permanence notre propre réalité en fonction de ce que nous percevons et de ce que nous avons. Je t’invite à lire mon billet sur la réalité changeante du cerveau.

    Au plaisir de te lire.
    🙂

    mardi 29 mars 2011 à 20 h 23 min
  4. Or, je suis persuadé qu’il existe plusieurs formes de musique, auditive mais aussi écrite (la poésie), vibratoire (tam-tam et guimbarde), corporelle (danse), visuelle, etc.

    J’avais lu dans un bouquin de Dan Levitin, sauf erreur, (This is your Brain on Music) que dans la plupart des langues africaines, il n’existe pas de distinction entre chanter et danser. Quand on chante, on danse, et vice-versa. Comme quoi, effectivement, l’expérience n’est pas forcément strictement auditive, même quand on entend.

    Bon, sinon, ton billet est vraiment inspirant, merci beaucoup 🙂 Voilà qui me redonne goût à la poésie et à la danse, arts qui m’échappent un peu parfois.

    lundi 30 décembre 2013 à 18 h 42 min
  5. Sirtin

    Tiens, je ne savais pour le mélange danse et chant dans certaines cultures africaines. D’ailleurs, ça me fait penser que j’ai tendance à chanter les poèmes au lieu de les réciter (à ma sauce bien sûr). Or, sauf erreur de ma part, la poésie était chantée à l’origine.

    Comme quoi, les conventions et les époques, hein mon p’tit bonhomme !
    😉

    lundi 30 décembre 2013 à 23 h 52 min

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